Quel plaisir de retrouver Louis Langrée en ce mois de mai! L’occasion d’une première incursion de l’Orchestre de Champs-Elysées dans l’œuvre de Ravel, dans un programme qui lui est entièrement consacré. Un long et beau chemin a été parcouru à travers la musique française depuis le Pelléas de l’Opéra Comique, en passant par la Mer et la Symphonie en si bémol M de Chausson. Au point que certains considèrent désormais la musique française comme un des répertoires de prédilection de l’Orchestre des Champs-Elysées ! (Charles Aden pour Olyrix, « Herreweghe, Wagner et Bruckner referment Saintes 2018 en fanfare » jul. 2018).
Plus de 20 ans séparent la composition de « Shéhérazade, ouverture de féérie » (1898) de « La Valse » (1920). Entre les deux : « Shéhérazade, Trois Poèmes pour voix et orchestre » (1903) et « Ma Mère l’Oye » (1911 pour sa version pour orchestre), mais surtout la Première Guerre Mondiale, pivot de ce programme Ravel 360°.
« Shéhérazade, ouverture de féérie » (1898) est l’œuvre d’un étudiant de 23 ans fasciné par l’Orient. Cette courte page, seule rescapée d’un ambitieux projet d’opéra sur le thème des Mille et Une Nuits, sera durement critiquée lors de sa création par certains qui ont cru y entendre « du Rimsky tripatouillé par un debussyste jaloux d’égaler Erik Satie ». Bons mots mis à part et 120 ans plus tard, il est passionnant de voir comment Ravel y déploie son grand orchestre pour des expérimentations fertiles qui donneront leurs plus beaux fruits dans des chefs d’œuvres comme Daphnis et Chloé ou La Valse.
L’aventure orientale avortée de 1898 ressuscite en 1903, lorsque Ravel choisit de mettre en musique pour voix et orchestre trois textes du poète Tristan Klingsor (nom de plume de son ami Léon Leclère), successivement « Asie », « La Flûte enchantée » et « L’Indifférent », issus de son recueil de poèmes « Shéhérazade ». De l’ouverture de féérie de 1898, il réutilise ici une partie du matériau musical ainsi que le titre. Grâce à une orchestration somptueuse, Ravel offre à la partie vocale, dont la déclamation évoque le Debussy de Pelléas, un écrin aux couleurs et aux parfums d’orient au pouvoir d’envoutement irrésistible.
Ma Mère l’Oye, qui partage avec les deux œuvres précédentes leur lien avec l’univers du conte, dévoile un autre versant de Ravel, celui où s’exprime sa part d’enfance, nourrie par l’œuvre de Charles Perrault notamment. L’œuvre est née de la tendre affection de Ravel pour Mimie et Jean, les deux enfants de ses amis Cipa et Ida Godebski, qu’il gardait souvent dans leur maison de campagne près de Fontainebleau et avec lesquels il partageait le goût des contes. Dans ces « Cinq Pièces Enfantines », il utilise cette fois un orchestre aux dimensions plus réduites. Dans « Pavane de la Belle au Bois Dormant », « Les Entretiens de la Belle et la Bête » et « Le Petit Poucet », il déploie, avec une économie de moyens manifeste et une apparente simplicité, un pouvoir d’évocation immense qui envoûte dès les premières notes. « Les Entretiens de la Belle et la Bête » prennent vie à travers un « simple » dialogue entre la clarinette « La Belle » et le contrebasson « La Bête ». Un glissando de harpe brise l’enchantement et transforme la Bête en « un prince plus beau que l’Amour ». Cette « narration orchestrale » montre bien à quel point certaines œuvres de piano (la version initiale de Ma Mère l’Oye de 1908 est pour piano à quatre mains et devait être créée par Mimie et Jean) étaient déjà pensées pour l’orchestre. Ainsi que le rapporte Roland-Manuel dans son « Ravel », « Il composait, à son dire, tant au piano qu’à la table, affirmant que le piano lui était surtout utile pour écrire son orchestre ».
Retour à l’Orient avec « Laideronnette princesse des pagodes », tiré du Serpentin Vert de Madame d’Aulnoy.
Avec « La Valse », écrite en 1919, le Ravel enfant et rêveur laisse place au Ravel terrorisé par la Première Guerre Mondiale. L’atmosphère lumineuse de bal viennois des premières mesures se transforme progressivement en un tourbillon funeste duquel l’auditeur ne pourra se libérer, étourdi par une virtuosité orchestrale qui l’emportera dans l’abîme.